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Textes

Entretien avec Guillaume Le Gall pour la revue Histoire de l’art, 2013

En 2009, l’artiste Patrick Tosani a produit une image qui se déploie sur l’ensemble de la façade d’un centre sportif et associatif situé 1, Cité Traëger à Paris dans le 18e arrondissement. Mené par les architectes du cabinet Lankry, le projet a dès sa genèse, et pendant tout le processus, intégré le travail du photographe. Le geste de produire une image-façade a été assumé dans la présentation officielle par les architectes comme un acte politique. Rare dans le domaine de l’architecture, ce travail méritait toute notre attention. Nous avons rencontré l‘artiste plusieurs fois en commençant cet entretien par une visite des lieux. Arrivés sur place, l’image de la façade s’est révélée à nous, non immédiatement, mais au fur et à mesure que nous prenions conscience de sa présence. L’image-façade joue ici parfaitement son rôle d’entre-deux, d’écran et de transparent, de lien entre l’intérieur et la rue. C’est aussi une image qui vient éclairer la pratique d’un artiste qui s’interroge depuis la fin des années quatre-vingt sur la nature et la fonction de l’image photographique.

Guillaume Le Gall : Pouvez-vous revenir sur la genèse du projet ? Il me semble que ce n’est pas une commande au sens où pourrait l’être par exemple une œuvre des commandes publiques du 1%.

Patrick Tosani : J’ai été associé au projet dès son origine en 2005 en étant impliqué comme artiste auprès des architectes. Ce qui m’a tout de suite intéressé dans le concept de ce projet c’est que les architectes avaient l’idée que la façade principale du bâtiment serait une image, précisément une image qui serait constitutive de l’architecture. C’est un point vraiment important dans la mesure où cette image ne devait pas être un objet de décoration, pas plus qu’une image informative ou de communication, encore moins une image publicitaire. Là était le préalable que les architectes avaient avancé. Alors se posait la question de savoir quelle image pouvait prendre cette fonction dans l’architecture.

GLG : Quelles ont été les étapes pour arriver à une telle image ?

PT : Il y a eut beaucoup d’échanges et de discussions avec les architectes. Je crois qu’ils avaient d’abord pensé à une façade avec plusieurs images. Dans mes premières propositions, il y avait effectivement d’abord une combinaison d’images. C’est en travaillant avec les architectes qu’on en est arrivé là, que le résultat soit une seule image et non pas un montage de plusieurs éléments. La décision centrale de dédier la façade à une image revient d’ailleurs aux architectes car leur projet a été de penser l’image comme composante de l’architecture contemporaine, mais aussi comme outil de transmission. Demander à un artiste d’intégrer une image dans l’architecture était en soi un geste expérimental.

GLG : Comment ce projet pouvait entrer en résonance avec votre travail, comment pouvait-il vous intéresser, en tant qu’artiste dont les images sont a priori destinées à la galerie ou au musée ?

PT : J’y voyais l’opportunité d’intégrer l’image dans la ville, d’expérimenter une nouvelle forme de support et d’intégration de l’image, mais aussi de faire l’expérience d’une nouvelle situation de visibilité de l’image dans la ville. Et la question de la ville m’intéressait tout particulièrement. Je souhaitais alors pouvoir expérimenter l’image et mon travail dans l’espace public. Tous mes travaux dans l’espace public que j’ai pu déjà réaliser sont une mise à l’épreuve de mon travail.

GLG : Il y a donc une forme de transposition de votre travail dans cet espace spécifique qu’est la rue ?

PT : Dans ce cas, il s’est surtout agit d’un processus de vérification dans la mesure où, à la différence de mes autres travaux dans l’espace public, l’image de la façade ne provient pas de mon corpus.

GLG : Quel a été alors le travail engagé pour cette image et comment a-t-elle existé en dehors du corpus ?

PT : La première évidence avait été de faire une image du corps qui, au tout début, n’avait aucun lien avec le bâtiment, sa fonction - une salle de sport. Il n’y avait pas de rapport avec la danse, le corps en mouvement, cela est venu après. L’objet était donc d’abord celui du corps en mouvement dans la ville, du corps en référence à la ville, au mouvement de la ville, au passant, au marcheur.

GLG : Vous êtes diplômé d’architecture. J’imagine que cette formation a dû vous aider à penser l’architecture et sa fonction dans ce projet.

PT : Oui, car il y a aussi dans mon projet l’évidence de la figure du corps comme autant de suggestions de l’habitat et de l’usage de l’architecture qui ne se font qu’en référence à l’humain. L’architecture n’est pas un objet abstrait, c’est une forme et un espace pensé pour un usager. Dans le projet, nous retrouvons l’architecture du corps qui peut nous faire penser aux caryatides et plus généralement à tous les autres éléments anthropomorphiques des fonctions portantes. Je reprends bien sûr cette notion du corps lui-même, de l’architecture du corps, de sa stabilité.

GLG : Le corps associé de cette manière à l’architecture n’est pas une évidence pour tout le monde.

PT : Selon moi, l’usage de l’architecture ou de la ville ne se fait qu’en référence au corps. J’avais d’abord eu l’idée de l’image d’un objet. Mais dans tous les cas, pas une image de la ville car ça n’aurait été qu’une redondance. Le verre est déjà, par sa nature réfléchissante, un miroir qui produit sur sa surface une image de la ville.

GLG : Est-ce que l’image dans ce cas vient structurer l’architecture ? Quelle est sa fonction ?

PT : Elle répond à la demande des architectes. Nous avons pensé une image qui constituerait la façade avec les contraintes qu’on s’est données qui étaient de ne pas être dans la décoration, de ne pas communiquer, de ne pas être dans les lieux habituels de l’image dans la ville.

GLG : Qu’en est-il alors de l’image et de sa fonction symbolique par rapport au bâtiment ?

PT : L’image « signale » le bâtiment ; elle lui confère une échelle précise, elle le monumentalise tout en monumentalisant le corps lui-même, le corps dans la ville.

GLG : En réalité, selon moi, l’image renvoie davantage à des questions d’architecture qu’à la fonction du bâtiment qui est d’être un centre sportif. Plus précisément, l’image renvoie surtout à la qualité architecturale du bâtiment.

PT : Tant mieux parce que c’est aussi ce que j’ai envie d’y voir. C’est aussi dans ce sens là que c’est fait le choix de l’image. Il y a quelque chose de très important ici qui recoupe une notion fondamentale de mon travail, c’est le rapport d’échelle. Il y a là un jeu très important à expérimenter. Qu’est-ce qui donne mieux l’échelle qu’une représentation du corps ? L’échelle du bâtiment est structurée par le corps.

GLG : Si l’on considère votre travail dans sa globalité, est-ce qu’il y a chez vous une tendance à architecturer le corps, à voir le corps comme une architecture ? Existe-t-il des correspondances ou des effets de miroirs entre ce projet et l’évolution de votre travail ? Peut-on dire que ce projet constitue une étape ? Je pense par exemple aux projections des images de corps sur des volumes – en l’occurrence des maquettes d’architecture.

PT : Oui, bien sûr. L’expérience in situ ou à l’échelle de la ville a enclenché un processus d’expérimentation, de simulation et de vérification avec les maquettes. Je me posais des questions autour de la l’image de la ville. J’en étais dans mon travail à interroger l’image comme monument. Cette question de l’image dans la ville – ici liée à une forme architecturale – et la question de la projection de l’image sur une maquette étaient autant une interrogation de l’image photographique que du bâtiment. Et cette confrontation avait pour effet d’interroger l’image comme un monument et, in fine, de donner un statut différent à l’image. Pour moi c’est un champ d’exploration de l’image qui intègre la notion d’échelle, la question du corps et la question du photographique. Cela renvoie évidemment à mes expérimentations du dimensionnement de l’image dans l’espace.

GLG : Pour revenir sur la question du photographique, on pourrait justement voir l’image-façade dont on parle de deux manières complémentaires. D’une part l’image pourrait apparaître comme une projection qui recouperait la question de l’échelle et, d’autre part, l’image peut aussi apparaître comme quelque chose de plus fantomatique, mais aussi comme une image photographique qui se forme sur cette surface vitrée qui elle-même peut être vue comme la métaphore de la photographie – une image qui se forme automatiquement.

PT : Oui. Je ne sais pas si j’avais intégré tous ces facteurs mais le résultat est là. J’aime bien cette hypothèse si elle ne s’oppose pas à l’intégration au bâtiment et à l’idée de faire corps avec le bâtiment. Sur la question de la projection, techniquement c’est tout à fait vrai car il y a en réalité deux façades et que l’image qui est celle qui est directement sur la rue projette effectivement une image sur la deuxième façade qui est en retrait de la première façade. Et pour ce qui est de la transparence, c’est une notion qui m’intéresse beaucoup et est déterminante pour moi dans ce projet.

GLG : Pourquoi l’opacité de la façade aurait été un danger ?

PT : Ce n’est pas ici une façade qui fait écran. Ce n’est pas une image qui prendrait la façade comme une cimaise. L’échec du projet aurait été que l’image bloque tout car elle n’aurait pas répondu à l’intégration. Une façade réussie, selon moi, est une façade qui parle aussi du bâtiment. Evidemment l’image plus opaque aurait été plus efficace. La question de la photographie c’est de reconstruire un espace, un réel donné. La photographie n’est pas plate. Je consacre toute ma réflexion autour de cette question de l’espace. L’enjeu est là. Les jambes sont en suspension, il y a une lumière qui produit une ombre et donc de l’espace. Dans un premier temps, à ce stade du projet, même si le concours d‘architecture était gagné, les responsables politiques ont eu peur de l’image et une menace a plané sur la réalisation. On peut remarquer que puisqu’il ne s’agissait ni d’une image d’information, ni d’une image publicitaire, ils ont été déboussolés. Ils ne pouvaient pas penser l’image dans son intégration à l’architecture. Pour eux l’image ne pouvait être que collée, plaquée à l’architecture. Ils ont eu peur de la réaction du public. Les architectes ont été très engagés et ont beaucoup défendu l’image. Le projet a été bloqué pendant deux ans. A vrai dire, c’est curieux d’imaginer que les responsables politiques aient eu peur à ce point de la réception de cette image et des réticences du public.

GLG : Est-ce que vous avez regardé les exemples de ce qui se faisaient dans l’architecture contemporaine qui intégrait l’image ?

PT : Oui, bien sûr, j’ai regardé ce qui se faisait. Et je n’ai vu nul par ailleurs ce que nous avons produit. Ce que j’ai vu était des morceaux et des fragments de façades imagées, des montages de plusieurs images, parfois avec des écritures comme la façade du bâtiment du journal Le Monde, des parties de façades décorées proches de l’ornement. A Lille, par exemple, la façade de la gare est recouverte en partie par des images. En Suisse, je sais qu’Herzog et de Meuron ont travaillé avec Thomas Ruff et c’est plutôt réussi. L’architecture est souvent dans ces exemples un support d’image. Je n’avais jamais vu une image qui prendrait la place de l’architecture et, quelque part, sa fonction.

GLG : Dans le projet du XVIIIe arrondissement, l’image entretient avec l’architecture un rapport très éloigné avec l’ornement.

PT : Oui. Ca peut d’ailleurs paraître déceptif pour certains. Mais pour moi c’est quelque chose d’essentiel, c’est un dispositif d’échange entre le bâtiment et l’image.

GLG : Est-ce un geste qui interroge l’image ?

PT : Oui, dans la mesure où cette image est aussi une intégration d’une image artistique dans l’espace public. C’est aussi un retour au questionnement de la nature de l’image photographique.

GLG : Est-ce que pour autant ce projet serait une manière pour le citadin de s’interroger sur cela ? Sur ce qu’est une image ?

PT : Oui, je le souhaiterais. Je l’ai vu par exemple dans son effet négatif, quand les politiques ont eu peur de cette image. L’impact n’était pas neutre. C’est là un effet politique et artistique, et non pas un effet de communiquant.

GLG : j’aimerais revenir sur la logique de ce projet au sein du travail. La modalité de production de l’image photographique est une notion centrale dans votre travail. La retrouve-t-on dans le projet ?

PT : Oui, pour moi c’est totalement en adéquation avec l’idée que l’image photographique est monumentalisée par le bâtiment et prend une place dans la ville. C’est un geste qui fait sens pour moi. Elle a pour moi un statut presque revendicatif d’être là pour proposer un questionnement autour de sa propre présence, et poser des problématiques liées à la photographie au sens d’un objet spécifique, particulier, contemporain. Il s’agissait de donner un regard différent sur l’image photographique et offrir une nouvelle possibilité de visibilité atypique. Intégrer une photographie à une façade au point que l’image devienne la façade elle-même, c’est forcément mettre l’image dans une situation de lecture particulière et la renforcer. Un travail d’atelier avait cours au même moment qui consistait à projeter des images sur des maquettes d’architecture. Je voulais alors expérimenter différents types d’images qui avaient un rapport avec la question de la monumentalisation de l’image. Je souhaitais aussi faire évoluer mon travail. Par exemple les travaux de recouvrement de maquettes par la peinture qui ont été photographiées ont à voir avec la puissance de l’image. Ce travail veut signifier la puissance de l’image, son impact. Le travail sur les maquettes précède de très peu la commande. Ce qui explique aussi pourquoi cette commande m’a tant intéressé, car cela permettait de vérifier quelque chose à l’échelle 1.

GLG : Si comme vous l’avez évoqué, la façade est comme une image projetée, considérez-vous que la projection constitue un principe central dans votre travail?

PT : Oui, le principe de projection est probablement pour moi un effet miroir à la procédure photographique en général, à la prise de vue qui est une forme de projection d’une image sur un plan. Je crois que si j’ai tant utilisé la projection dans mon travail c’est parce que c’est dans le principe de la prise de vue.

GLG : Pour vous une image est toujours une re-projection ?

PT : Conceptuellement je trouve qu’il y a des rapprochements très intéressants à faire. Je l’ai beaucoup analysé dans mes années de formation à l’école d’architecture. J’ai notamment beaucoup travaillé sur la manière dont le réel se transfère sur une image bidimensionnelle. J’essaye de décoder ce processus dans mon travail.

GLG : C’était donc cela qui était en jeu dans le travail sur les maquettes ? Pouvez-vous revenir sur la nature des images projetées ?

PT : Oui, il y a la procédure de projection sur les maquettes qui sont des objets renvoyant à des conventions précises, connectées à un réel, à un environnement urbain. A partir du moment où il y a une projection photographique qui fait sens et qui interagit avec la maquette, il fallait trouver un équilibre entre l’image photographique et la maquette. Je me suis rendu compte que ce dispositif faisait apparaître la photographie comme la principale source de réalité. J’invente une modélisation, je suis dans un dispositif, mais en réalité, c’est cette surimpression qui réinjecte du réel. Dans le projet de la façade, et sous cette question de l’intégration de l’image photographique dans une architecture et donc dans la ville, je revendique ce poids de la photographie comme une prise du réel.

GLG : Pour revenir à la façade, j’ai l’impression que c’est la première fois que vous utilisez l’instantané dans votre travail ?

PT : En réalité, c’est un faux. Les jambes sont en suspension mais elles miment un instant. Plus largement dans mon travail, il n’y a pas de vrais instantanés. Mais la notion peut être mise en avant. La série des glaçons par exemple mettait en jeu cette caractéristique de la photographie par la métaphore de quelque chose qui se trouvait figée et dont la fixation était redoublée par la photographie. Pour moi cette question se retrouve dans le travail de l’atelier. Si l’on pense à l’instantané comme l’instant décisif, je dirais que ce que je fais dans l’atelier est un peu la même chose sur des modalités et des temporalités différentes. Je ne suis pas devant un monde mouvant, je suis face à un espace organisé sur lequel j’interviens.

GLG : Si on part du principe que l’image de la façade est comme une image projetée, ne pourrait-on pas y voir une image en miroir de ce que pourrait être une prise de vue l’espace public ? Plus précisément, on remarque que dans votre travail il n’y a pas de photographies de rue, genre qui constitue très fortement l’histoire de la photographie, d’Eugène Atget à Jeff Wall. Dans votre cas, au lieu de voler un instant dans l’espace public, vous donnez à voir dans l’espace public un moment exceptionnel qui devient un moment permanent. Nous pourrions dire que vous projetez dans la rue une image au lieu de capturer une image dans la rue.

PT : Oui, c’est une belle analyse et une belle idée. Pour ce projet de façade c’est en partie ce qui s’est joué. J’ai pu par ailleurs, dans l’atelier, réaliser une petite série (Alignements 2006) qui déclinait sur une maquette d’immeuble une séquence de rue et cet effet de miroir de la ville était aussi très intéressant.


Guillaume Le Gall et Patrick Tosani