‹ Menu

Textes

Tosani Spationaute, 2017

« Les voyageurs étaient curieux d’examiner la Lune pendant le trajet, et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la Mappa selenographica, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit pour un véritable chef-d’œuvre d’observation et de patience. Elle reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de cette portion de l’astre tournée vers la Terre ; montagnes, vallées, cirques, cratères, pitons, rainures s’y voyaient avec leurs dimensions exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partie orientale du disque, jusqu’à la Mare frigoris, qui s’étend dans les régions circumpolaires du Nord.
C’était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils pouvaient déjà̀ étudier le pays avant d’y mettre le pied »

Jules Vernes, De la terre à la Lune.

La première photographie de la lune dont le relief était clairement visible dans tous ses détails fut prise par John William Draper, en 1839. La surface argentique du daguerréotype fut insolée grâce à un télescope après un temps de pose de 30 minutes. En octobre 1959, la sonde soviétique Luna-3 a transmis la première image de la partie de la Lune qui nous est invisible depuis la Terre et, sept ans plus tard, grâce à Luna 9, on a pu voir le 3 février 1966 la première image du sol lunaire. Enfin, le 20 juillet 1969, le premier homme à avoir posé un pied sur la Lune, Neil Armstrong, a pris des photographies qui depuis ont fait le tour du monde et ont été largement popularisées et commentées. Elles ont surtout imprégné notre imaginaire de cette lumière froide et blanche produite par ce qui semble un gigantesque spot projetant sur ce sol poussiéreux des ombres inquiétantes..

La « conquête de l’espace » à laquelle la rivalité des Russes et des Américains a donné une publicité considérable aura beaucoup marqué les artistes des années soixante que Patrick Tosani a attentivement regardé lorsqu’il était étudiant. Les images de la lune furent d’ailleurs utilisées sur les couvertures des numéros de la revue écologique militante Whole Earth Catalog, l’automne 1968, le printemps 1969 et de nouveau à l’automne 1970, tandis qu’au même moment le film de Kubrick, 2001 l’Odyssée de l’espace, sortait en salle, faisant la synthèse en quelque sorte entre le minimalisme et les visées conquérantes des deux grandes puissances mondiales de l’époque, le tout dans un ballet cosmique où les planètes tournaient sur l’air du Beau Danube bleu de Johann Strauss.
Cette lumière de l’espace intersidéral à laquelle je faisais allusion, on la retrouve dans la dernière série de Patrick Tosani qui découvrit, ce fameux mois de juillet 1969, ces images célèbres de la lune. Mais il ne s’agit nullement chez l’artiste d’un désir de rejouer, à partir d’un simulacre, la fascination que toute une génération a pu éprouver alors. Son point de départ ce ne sont d’ailleurs pas les astres mais la terre elle-même. Parlant de ses derniers travaux, il écrit en effet : « Ces images parlaient d’une mémoire « photographique » de la ville, de la nature, d’évènements, de faits… dans un environnement lointain peut-être détruit, peut-être reconstitué, sûrement dans une autre temporalité. » Il évoque alors le sol dont la présence a attiré son attention et qui est devenu pour lui « le vecteur d’une représentation atemporelle et d’un horizon infini » explorant les limites de la photographie.
A travers ces images alors, ce qu’il capte, aujourd’hui, c’est l’aspect de ce qu’il appelle une « terre générique », à partir de laquelle nous imaginons n’importe quel sol et n’importe quel espace. C’est elle qui nous permet de voir les images rapportées par la Nasa et aussi de nous représenter le monde dans lequel nous évoluons. Dès lors, photographier des planètes en plâtre sous des lumières d’apparence sidérales n’est pas plus artificiel que de nous en restituer une image grâce à un appareil photographique, si précis soit-il.
Tosani reprend les codes de l’imagerie scientifique des années cinquante et soixante, revues à travers la science-fiction comme ces lumières dans lesquelles baignent certaine planètes dont seul un côté est visible et qui supposent parfois l’existence non pas d’un mais de plusieurs soleils : « D ‘un côté d’Explorator IV luisait une étoile sombre et vieillissante, 4269 de la Carène, de l’autre flottait une planète solitaire d’un gris brunâtre enveloppée dans un épais cocon d’atmosphère. La seule particularité de l’étoile était son curieux reflet ambré. Un peu plus grosse que la terre, la planète était escortée de deux petites lunes à la révolution rapide. » Ainsi commence Le cycle de Tschaï publié par Jack Vance en 1968.
Mais la multiplication des soleils, même si elle est contraire à notre expérience sensible, n’est en rien une fiction. Elle est bien attestée par la science. On sait qu’il existe des systèmes planétaires où il s’en trouve plusieurs, Andromède par exemple, dont le grand soleil central était perçu comme orange au télescope tandis que le plus petit gravitant autour semblait vert émeraude, si l’on en croit les descriptions de Camille Flammarion qui, à la fin du XIX° siècle, voyait aussi Cassiopée composée de deux soleils, l’un rouge et l’autre vert. Récemment l’on a découvert une planète, PH1, située à 5000 années lumières de la terre et dont le ciel est illuminé par quatre soleils.
Ici, cependant, aucune couleur de ce genre ; seulement une monochromie gris-bleue qui donne à l’ensemble un caractère à la fois expérimental et poétique. De loin on a l’impression d’être en présence d’une collection d’images astronomiques mais dès que l’on se rapproche on comprend que ça ne peut pas être cela. Ce que nous prenions pour la surface accidentée de la lune, ou d’un astre comparable, n’est qu’une simulation qui ne cherche pas à passer pour autre chose : du plâtre, de l’argile, des fragments pulvérulents et de la peinture craquelée. La procession des globes qui s’avancent vers… l’angle de la pièce où ils ont été photographiés montre aussitôt de quoi il retourne : « une exploration ironique et illusoire d’un faux espace sidéral qui multiplie les ambiguïtés d’interprétation », comme le dit bien Tosani.
Malgré tout le piège fonctionne, un peu comme au théâtre où le protocole déclare : tout ici est artifice mais vous allez y croire, vous allez éprouver des sentiments qui vous semblent issus de votre expérience directe mais tout en sachant que c’est faux. Or la beauté de ce travail c’est que l’on rêve dans un monde de carton pâte ou plutôt dans un concentré photographique où il n’est question que de lumière de volumes et d’étendue.
Qu’est ce que cette planète suspendue au dessus d’une surface concave sur laquelle elle projette son ombre ? Et cette autre qui pourrait être la photographie d’une éclipse mais dont on se rend compte assez vite que ce n’est qu’une ombre sur une surface plane dans un halo de lumière légèrement plus large que la supposée planète qui l’a produite. Ces corps flottants dans l’espace évoquent des astres mais n’en sont pas et nous disent, inversement, combien ce que nous croyons réel quand nous créditions les images scientifiques n’est … qu’un ensemble d’images photographiques. Ce qui ne nous empêche pas de nous interroger sur la nature de cet étrange aéronef couronné d’un spectre lumineux scintillant à la manière d’une aurore boréale et qui, plus encore peut-être que les autres, souligne l’ambiguïté de ce que nous voyons : un caoutchouc plié, une méduse ou une soucoupe volante, une créature du cosmos ou des abysses, soit les métamorphoses du visible dont l’art nous fait prendre conscience.


Gilles A. Tiberghien