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Textes

Les corps du dessous, 2004

Les corps du dessous (CDD)

Les corps vus du dessous (CDD) sont d’une part la suite du projet de fragmentation du corps amorcé avec les ongles, les pieds, les têtes, d’autre part la proposition d’une image abstraite du corps.
L’idée de fragmentation est développée par un angle de vue particulier en contre-plongée qui nous montre apparemment un fragment du corps (le dessous), malgré que celui-ci soit vu dans son intégralité. Mon intérêt se porte spécifiquement sur la potentialité de cet angle de vue à changer le réel et non sur l’incongruité ou l’étonnement de cette pose. Ce qui est entier, le corps, devient fragment par le cadrage et la coupe photographique.
Les corps vus du dessous sont contenus et compressés par leurs vêtements, chaussures, pantalons, vestes…
Les modèles se trouvent sur un sol transparent en plexiglas installé sur un petit échafaudage. L’appareil de prise de vue est exactement en dessous. Durant l’évolution du travail, je demande aux modèles d’avoir une position très ramassée sur eux-mêmes. Les vêtements qu’ils portent sont choisis pour leur neutralité. L’image se resserre sur la morphologie du corps laissant peu de place au mouvement. Les points d’appui sont repérables et le corps devient une forme abstraite dense et lourde.
L’aspect de masse et de poids est amplifié par la présence et la dimension du tableau photographique.
La figure abstraite qui apparaît est contradictoire avec la réalité d’un corps physique. Cet antagonisme révèle d’autant mieux ces notions de « distance photographique » et de présence-absence propre à la photographie.
Les modèles photographiés sont compressés à la fois par le champ optique de l’image et par la masse de leur propre corps.
L’aspect comprimé du corps fait apparaître les vêtements portés comme de véritables enveloppes recouvrant et contenant le corps.
Les fragmentations du corps proposées dans cette série ainsi que les précédentes (Ongles, Têtes, Sols) ont confirmé à nouveau la nature « d’objet » que provoque le cadrage photographique. Ou est le corps ?
Ce constat introduit donc à questionner à nouveau le corps non plus dans sa présence physique mais dans ses substituts, ses prolongements, ses apparences, sa dissimulation.

Corps et Vêtements

Le vêtement devient un élément de recouvrement suggérant le corps.
Un tas de vêtement se présente frontalement ou en perspective dans l’espace. Les vêtements ont été sommairement jetés sur un objet, une forme, un corps ? de façon à le recouvrir, le masquer, épouser sa forme mais le désordre est trop grand pour pouvoir y lire une structure repérable.
Des intentions multiples motivent cette action. Le vêtement, considéré sous son aspect utilitaire de protection ou de parement du corps, reprend ici la même fonction : il s’agit d’une autre façon d’habiller, de recouvrir une forme différente pas nécessairement un corps. Mais la force de signification du vêtement fait d’emblée l’hypothèse du corps : ou est le corps ?
Il s’agit aussi dans cette action d’un geste de recouvrement au sens pictural du terme, recouvrir une surface, produire une nouvelle surface ; également construire un espace et par extension puisqu’il s’agit aussi d’un volume, construire un espace habitable. La monumentalité de l’image finalisée (3 x 4m) amplifie cette idée de l’espace archaïque, primitif, sommaire, de la grotte à l’igloo ou à l’abri. Habiter sous les vêtements, à l’intérieur des vêtements, c’est parler d’un corps qui a changé d’échelle, d’un corps qui est dans l’image.
Le processus photographique de déréalisation entre en jeu. Il exclut le corps dans sa présence physique et exclut tout simplement le réel. Il y a lieu de penser l’image présentant un autre réel ou un autre corps et même l’image devenant corps elle-même.

Masques

Recomposer un corps avec les vêtements qui le recouvrent, le protègent, lui donnent son apparence, telle est l’entreprise de ce travail.
Il s’agit, dans un premier temps, de reformer et de restructurer ces vêtements sur le modèle du corps en les encollant et en les rigidifiant méticuleusement.
Ces objets-vêtements, proches d’une sculpture éphémère, se présentent comme des modèles de salon d’essayage.
Mon propos n’est pas de chercher l’apparence extérieure d’une chose, qui ne m’intéresse pas particulièrement dans sa fonction utilitaire, mais bien plutôt d’interroger ce qu’elle contient, ce qu’elle révèle avec ce vide fictif, à savoir le corps absent ou l’énigme du corps.
La procédure photographique, très systématique, qui consiste à tourner autour des objets que l’on regarde, à chercher l’angle de vue qui va donner son « point de vue » sur la chose, me conduit presque naturellement à ignorer l’extérieur de cette forme pour ne m’intéresser qu’à l’intérieur.
La première série de vêtements que je décide de photographier sont des pantalons.
On pourrait décrire cette forme comme une sorte de tunnel qui après une jonction se séparerait en deux directions. Cette description est réversible.
En photographiant cette forme rigoureusement vers l’intérieur, frontalement et à l’horizontale, il se révèle alors, une figure de masque. Ce masque qu’il faut bien nommer ainsi puisqu’il en a l’apparence, est aussi une sorte de tête dont la ceinture serait le contour, l’entrejambe, le nez et les deux jambes, les yeux.
Dans la profondeur de l’espace se crée le volume de la forme.
Ce masque contient une double présence du corps par la compression optique du volume et par cette figure humaine qu’il représente.
A partir d’un objet aussi familier, aussi quotidien, trouver cet angle de vue afin d’en révéler une figure anthropomorphe, mystérieuse, marque bien pour moi une volonté de découvrir l’immensité de cet écart des choses.
Ce léger décalage du regard fait basculer l’anonyme vers le mystère.
Cet objet, photographié ainsi, « fait image ». La force de la photographie est de pouvoir provoquer naturellement cet infime décalage puisque sa matière originelle, puisée dans le réel, est transfigurée. C’est aussi la force de la poésie.
De quoi parle cet étrange masque ? Sûrement du corps puisqu’il en est une sorte de moulage, du moins d’une partie. Mais si nous prenons les éléments formels de l’image, il s’agit d’une grande ouverture, d’une béance qui se divise en deux parties, en deux directions.
Cette ouverture posée sur un fond blanc se rétrécit progressivement, s’assombrit, se sépare en deux éléments distincts pour rejoindre le fond de l’image. Ce qui était entier, se divise.
Un indice formel, à savoir la mise au point photographique sur l’extrémité du pantalon, nous indique avec précision la fin de l’objet débouchant sur le fond.
Comme je le disais précédemment, cette lecture est réversible. Les deux yeux, les deux directions émergeant du fond blanc se rejoignent et se focalisent en une seule partie devenue commune : c’est la construction du corps qui se révèle. Ce qui était divisé se rassemble.
Mais ces spéculations sur le sens de lecture sont surtout enrichies par le relief, les accidents, la lumière et les ombres de ce volume. La matérialité et le détail du tissu nous donnent des indices sur la singularité et l’extrême variété de ces formes : ce qui enveloppe le corps est devenu lui-même corps.
L’image photographique, en transformant systématiquement le réel en objets, transforme ici ces objets en corps de façon à pouvoir dire que l’image elle-même « fait corps ».
L’utilisation du corps dans la photographie ou de ses substituts, ici le vêtement, fait nécessairement apparaître simultanément une notion de présence et d’absence. Et c’est bien cette irrésolution qui conforte l’énigme de l’image.
Régulièrement, la photographie nous confronte à ce paradoxe.
Pour compléter cette interrogation, le travail se poursuit par une deuxième série.
Après avoir photographié la partie inférieure, mon regard se porte à présent sur la partie supérieure.
Les objets utilisés sont alors des chemises.
Sur le principe du même cadrage, ils ne provoquent plus la même image. Il s’agit d’une surface de tissu plus importante, dont la profondeur est moins perceptible et dont le point focal n’est plus deux yeux blancs mais une seule ouverture, le col.
Cette configuration formelle limite la déclinaison de la série. Le tissu et la présence du motif deviennent importants car c’est ce dernier qui va construire l’espace, contrairement au pantalon qui avait une structure plus organisée. Le motif, ici, s’enveloppe et se déroule progressivement autour d’un centre, sorte de fenêtre circulaire laissant passer la lumière à l’intérieur de cet espace. Ce vêtement devient une architecture organique, un habitacle qui a contenu le corps comme si celui-ci, absent, avait laissé la trace d’une nouvelle dimension, d’un nouvel espace.
Cette absence n’est pas mélancolique. La présence de l’image la neutralise : elle sollicite le regard de l’autre et provoque l’apparition d’un visage.
Cet ensemble d’œuvres, qui voudrait reconstituer le corps, suggère plutôt la singularité et l’immensité des regards.
Au mutisme de ces objets quotidiens, répondent la puissance poétique de l’image et la force d’un regard.

Regards

Ces vêtements auxquels, dans la série des Masques, j’ai tenté de redonner « corps », vont être expérimentés à présent avec de vrais modèles, de vrais corps. Un visage émerge du regard des masques.
Je tiens compte dans un premier temps de la spécificité du tissu, de son aspect enveloppant mais également de sa transparence à la lumière.
Cette chemise est une peau figurant la frontière entre l’extérieur et l’intérieur.
Les modèles, choisis parmi un groupe d’enfants, utilisent des chemises encollées et rigidifiées qui entourent leurs visages comme un cocon coloré. Ces derniers sont éclairés par une lumière très forte qui traversant le tissu, irradie le visage de la couleur de ce même tissu.
Le visage subit les traces de ce qui l’entoure. Ce phénomène provoque un isolement du portrait avec cet a-plat de couleur qui révèle autant un monde intérieur qu’un monde extérieur.
Le regard prend alors toute sa force pour amplifier cet écart.
Cette question du regard est une façon de transpercer l’apparence des visages, des corps, des objets que je cherchais dans mes précédents travaux.


Patrick Tosani