, 1997
Q : Pouvez –vous décrire brièvement votre façon de travailler ?
R: Dans mes photographies, l’isolement des objets par le cadrage, la mise en oeuvre des constituants de l’image, l’amplification du regard par l’agrandissement, la précision des points de vue sont les conditions nécessaires pour révéler la potentialité descriptive d’une chose. Il s’agit d’extraire du réel quelques informations nécessaires et suffisantes à sa perception sensible. La fidélité et la précision de l’enregistrement photographique obligent à être sélectif. On ne peut pas tout montrer au risque de brouiller la perception des choses. Je prends une distance avec une représentation générale du monde afin de limiter les référents de tous ordres. Je focalise mon regard non pour ignorer la réalité mais au contraire l’analyser, en fixer des repères en fonction de son infinie densité. Cette sélection est devenue un ordre de travail. Elle précède l’enregistrement photographique. Elle devient métaphore de cette spécificité photographique qu’est le cadrage, ce geste qui isole les choses.
Q : Vos travaux de 1982 à 1986 utilisent des matériaux naturels tels la glace, le feu, la pluie… excepté les feuilles d’écriture Braille. Il semblerait que vous appliquiez un programme dans cette utilisation. Qu’est-ce qui relie ces matériaux entre eux ?
R : L’utilisation de matériaux naturels tels la glace, l’eau, le feu, la nourriture, la pluie, relève d’un double intérêt, d’une part le réalisme des matériaux, d’autre part l’image de réel et de nature qu’ils portent en eux. L’utilisation des surfaces de nourriture a pour but de rendre les choses photographiées plus proches, pour ainsi dire touchables. C’est un excès de visible suggérant la tactilité de l’image. Par la suite, ce rapprochement de la vue au toucher me donne l’idée d’utiliser un matériau neutre, moins réaliste, tel les feuilles d’écriture Braille. L’intention de ces portraits Braille est la suggestion de toucher avec les yeux par le transfert de la photographie. Il s’agit de la projection d’un portrait diffus sur une page d’écriture Braille. Les caractères sont effacés sur la totalité de la surface excepté sur le visage du modèle. La projection diffuse et floue a vocation d’une part d’augmenter la présence et le relief des points, d’autre part de rendre l’identification du portrait impossible. Par la prise de vue photographique, ce relief minimum perd sa fonction de langage tactile. Il se transforme en signe visuel. La photographie aplatit définitivement ce volume infime. Afin de renforcer cet effacement, la feuille de Braille est parfois recouverte de peinture. Ce travail repose sur le paradoxe de ne pas voir ce qui doit être vu, et de voir ce qui doit être seulement touché. Mais la photographie l’a rendu intouchable. Au-delà de ce paradoxe, je voulais aussi questionner la présence ou l’absence du réel dans l’image. Le flou n’appartient pas au réel, la mise au point oui. On pourrait substituer ici au mot réel, le mot photographie. C’est peut-être l’essentiel de mon travail de vouloir confondre réel et photographie.
Q : La série des Pluies clôture un ensemble d’images plutôt narratives. Les séries suivantes seraient plutôt descriptives. Le changement est-il aussi net et les Pluies ne sont-elles pas des travaux de transition ?
R : La série des Pluies s’est construite sur cette fusion « réel-photographie » ainsi que sur d’autres arguments. Il s’agit de la présentation d’une scène ordinaire : il pleut. La quotidienneté et la banalité de cette scène transmettent une image du naturel par extension du réel et nous renvoie aussi à l’expérience de ce fait. Cette scène naturelle est un artifice de studio réalisé dans un coin de l’atelier sur une table. Cette fabrication de pluie sous-tend l’idée de l’élaboration et de la construction progressive de l’image. Comment construire une image, métaphoriquement comment la remplir ? L’image dans le cadre du viseur serait un parallélépipède que l’on remplirait selon un ordre de travail. La pluie se trouvait être un bon matériau pour remplir l’image. Tout ce travail est précédé de différentes propositions de remplissages commençant avec l’utilisation de projections de lumières ou d’images projetées sur différents matériaux (Braille, nourriture). D’autres tentatives seront de dessiner des figures dans des bacs horizontaux avec des liquides colorés. Outre cette idée de remplissage, l’aspect mouvant, fragile et insaisissable des liquides ou de la pluie rendait la photographie particulièrement nécessaire. La pluie s’avèrera être l’élément privilégié parce qu’elle contient une dynamique. La pluie est projetée comme était projetée la lumière. Elle remplit réellement l’espace par sa dynamique et remplit parfaitement l’image par l’écran ou le rideau qu’elle produit. La mise en place de ce travail résulte de la concordance de plusieurs notions développées dans les travaux précédents : d’une part la dialectique réel-photographie avec la présence très réaliste presque physique des matériaux, d’autre part comment remplir l’espace image. Le développement du travail va s’attacher alors à renforcer le potentiel descriptif de l’image. Que montre l’image ? La pluie rien que la pluie. Il reste peu de place pour autre chose. La variation de l’écoulement de la pluie par des signes de ponctuation en matière plastique placés sous le flot de l’eau constitue un petit événement dans l’installation. Le trajet de l’eau est modifié à la mesure de la signification du signe de ponctuation. Et c’est cette exacte modification qui est décrite. L’installation est par exemple la pluie entre parenthèses. L’image devient exactement la pluie entre parenthèses et rien d’autre du moins dans la description.
Cette étroite corrélation entre le réel et ce que montre l’image introduit sans doute à l’utilisation ultérieure des objets par le radicalisme descriptif que cela autorise.
Q : De quoi parle un objet ou bien comment faire parler un objet dans sa simple description ? Comment peut-il faire sens ?
R: L’objet au sens large, c’est ce qui est plaçé devant soi, ce qui affecte les sens.
Il peut être aussi “l’objet” d’une pensée. A présent, les objets choisis sont des objets manufacturés, des choses.
Le talon est reconnaissable comme le composant d’une chaussure mais l’absence de l’ustensile nous coupe de références directes et inutiles. Les talons choisis offrent une stratification artificielle …
Ils semblent résulter de l’accumulation de couches successives sur la base d’une assise noire et croître de façon variée et aléatoire.
Ce travail a été développé comme une série où chaque pièce est la partie d’un ensemble mais en même temps chacune contient son propre fonctionnement et sa propre évolution. La forme de l’objet réel va induire la forme de l’image.
L’ordre de travail est d’isoler l’objet sur un fond neutre, de suivre les contours de sa croissance par le cadrage et également par la constance de l’angle de vue, de révéler sa progression et du même coup la progression et l’élévation de l’image.
Lorsque le talon est bas, vous en voyez le dessus, vous êtes plus grand que l’objet. Lorsque le talon grandit, le dessus vous échappe et l’objet vous domine progressivement.
Cette fusion de l’image à l’objet est révélée par la constance de prise de vue et par ce principe de croissance. La particularité du talon est de grandir et celle de la photographie est de s’accroître à partir de la matrice contenue dans l’appareil photographique.
L’expérience de ce travail introduit à une notion de continuité entre l’espace réel et l’espace représenté photographiquement. La spécificité de la photographie est de puiser sa matière dans le réel et par un système de représentation fidèle d’en assurer la continuité. C’est sans doute cette juste continuité qui fait la cohérence d’une image. Continuité ne veut pas dire exclusivement la description, la copie, l’expression, l’impression mais surtout le transfert d’un espace autonome, le réel, vers un autre espace autonome, l’image, qui malgré leurs autonomies n’existent pas l’un sans l’autre ce qui est plutôt contradictoire.
La qualité de la photographie est sans doute cette capacité simultanée de présence et d’absence des choses, mais, parlons plutôt de la présence, c’est son rapport au réel qui en fait sa force.
Q : Depuis vos premiers travaux en 1975, vos tirages photographiques sont fortement agrandis. À ce moment-là, l’agrandissement participait à vos réflexions sur l’échelle et l’espace. Quelle est votre position sur ce sujet ?
R : Aujourd’hui le grossissement et l’agrandissement démesurés des choses ont essentiellement un rôle amplificateur de la présence des choses dans l’image. C’est une qualité intrinsèque de la photographie d’amplifier l’image à partir de la matrice contenue dans l’appareil photographique.
Il semblait d’ailleurs au XIXe siècle que l’enjeu de la découverte du négatif était important. Le daguerréotype d’origine était assimilable à un procédé de gravure.
L’invention du négatif a vraiment fait naître la photographie. Il a permis deux possibilités essentielles : la reproduction et l’agrandissement. Ce dernier donne à l’image une présence physique. On peut se confronter à elle, se mesurer à elle, la toucher, la parcourir.
L’amplification de l’image par l’agrandissement a aussi un rôle compensateur. Il s’agit de compenser la perte du réel, l’appauvrissement des sensations, des limites et les faiblesses de l’enregistrement photographique. Notez que dans mes photographies, l’écart des rapports d’agrandissements est extrêmement important et varié.
Q: Le travail des Talons et maintenant des Cuillères réclame que l'on ait une vraie confrontation avec l'image. N'est-ce pas dévaloriser le rôle de l'image?
R: Le contenu et la forme de l'image sont indissociables. Le travail avec les cuillères peut s'argumenter avec cette notion de confrontation à l'image. Les
prémisses du travail sont la difficulté de lecture de la concavité ou de la convexité de la cuillère. Malgré le contraste et le jeu des lumières, la cuillère
devient pratiquement plate. Cette observation devient par la suite secondaire et je préfère privilégier l'aspect contenant et récepteur de l'objet et le sens
que cela va dégager dans l'image. C'est donc la face concave qui sera toujours photographiée. La fonctionnalité et le design de l'objet ne m'intéressent pas ; ce qui nécessite de l'isoler de son contexte par le cadrage.
L'objet est vu frontalement, le fond est neutre, le manche est coupé, la forme des différentes cuillères est ordinaire et varie peu. La série sera la variation de l'éclairement. Il s'agit de remplir plus ou moins la cuillère, de lumière. La cuillère réceptionne cette lumière et la réfléchit comme un miroir. En fait la photographie redonne visuellement à l'objet sa fonction première de récepteur et transmetteur. Par le biais de la cuillère, la photographie reçoit et transmet la lumière. C'est dans cette possibilité de coïncidence des rôles de la photographie et de l'objet non seulement par la métaphore mais par une lecture physique et sensible de l'image que l'on peut parler du transfert d'un espace réel vers un espace photographique et l'idée de continuité de sens. L'objet parle déjà de ce que la photographie décrit (et) ou la photographie contient exactement ce que l'objet rayonne. L'image de la cuillère nous capte aussi par sa forme ronde et séduisante ainsi que par les trous de lumière qui parsèment sa surface ainsi que sa brillance.
La dimension du tirage (1,82 m) a pour but de contenir exactement à l'intérieur de la cuillère le reflet de l'observateur qui regarde l'image. Ce rapport physique au tableau crée une résonance supplémentaire au contenu de l'image.
Enfin concernant les titres l'aspect récepteur et émetteur de l'objet me conduit à suggérer un signal ou un son avec l'épellation des lettres de l'alphabet. La fonctionnalité de l'objet, son rapport à la bouche, à l'oralité me dicte aussi ce choix.
Q: Les Talons réclament que l'on se mesure à eux dans leurs élévations, les Cuillères procèdent d'une captation et d'une attirance par leur aspect miroir, les tambours semblent nous impliquer dans une confrontation directe de surface à surface. Quelle est la raison du titre Géographie attribué aux tambours? Les talons gardent un aspect assez sculptural. II y a un champ assez large autour d'eux. L'objet est vu comme un volume. Avec les cuillères, j'ai parlé plus haut de la difficulté de percevoir le volume de l'objet. La cuillère agrandie devient une surface rapprochée, concentrée qui nous attire.
Le travail des tambours a pour objectif de développer ce rapport à la surface.
L'image photographique est une surface. C'est ce rapprochement qui attire mon intérêt. Pour revenir à l'origine du travail, il s'agissait d'utiliser un objet signifiant du son ou du bruit pour montrer que la photographie était sourde, toujours avec cette idée de pauvreté et de limite de l'enregistrement photographique. Évidemment, je devais m'incliner devant cette démonstration naïve et comprendre que la surface du tambour parlerait surtout de la surface de la photographie plus que du mutisme de l'image.
La surface du tambour a été élaborée progressivement par la fréquence et l'énergie du jeu des musiciens utilisant ces instruments. La peinture recouvrant la peau en plastique a en partie disparu. Cet objet a été fabriqué dans un rapport tactile ( de toucher ) . Je souhaitais que la reproduction et l'agrandissement photographique de l'objet suggèrent ce même désir. La finition du travail avec un encadrement épais participait à cette intention Le tableau devient en quelque sorte une nouvelle caisse de résonance qui pourrait hypothétiquement produire un nouveau son.
Q: Un tel rapprochement ne dérive-t-il pas vers du mimétisme?
R : La volonté de vouloir confondre réel et photographie se précise dans cette série. L'écart s'amenuise, mais en fait le changement d'échelle et l'aspect pictural provoquent une distance permettant d'éviter le mimétisme. Le titre Géographie participe de ce décalage. Je suggère que l'on y voit des cartes de géographie ou des vues de satellite. Cet objet-tambour parle prioritairement de musique et de rythme mais sa qualité visuelle est importante. Je pense qu'il offre de multiples interprétations. Il existe depuis très longtemps dans des cultures différentes. C'est un point commun de la majorité de mes objets photographiés que d'être pérennes et assez universels. L'identification et le sens des choses sont ainsi moins dépendants d'une culture.
Q : Le développement du travail avec ce premier groupe d'objets aboutit à deux constats qui introduisent les deux séries suivantes: d'une part, l'espace de prise de vue assez large se transforme progressivement en une surface de prise de vue, d'autre part, l'objet photographié devient après mutation un nouvel objet photographique. Les Circuits répondent plutôt au premier constat, les Niveaux au second. Commençons par les Circuits.
R : J'ai utilisé les circuits parce qu'ils sont avant tout des surfaces, des cartes. On peut faire le rapprochement avec les cartes de géographie précédentes. Ici ce sont des cartes électroniques dont la simplicité de dessin, proche du jeu, devient assez narrative. Elles racontent les parcours et les liaisons de multiples points entre eux avec de nombreuses dérivations plus ou moins complexes. Mon intérêt pour cet objet est qu'il fait image. Il est photographié dans sa verticalité et il occupe presque tout l'espace. Je souhaite toutefois lui garder le statut d'objet en laissant une sorte de socle avec un champ plus important à la base du tableau. Le dessin ou le schéma du circuit semble hors
échelle. II appartient autant à la miniature qu'au gigantesque, différentes dimensions sont possibles. L'agrandissement photographique mesure environ 3 m de hauteur pour permettre à l'observateur de parcourir le tableau avec précision, guidé par le réseau des connexions. C'est l'appréhension physique et l'expérience du parcours qui m'intéressent et l'image que je souhaite expérimenter, je veux dire par là que l'observateur est un corps dans l'espace qui approche une image.
Le choix des différentes cartes était lié à la variation de densité des réseaux ainsi qu'à l'aspect manuel ou mécanisé du dessin. Malgré le changement d'échelle, ces images n'évitent pas une référence technologique contrairement aux images précédentes dont les références étaient multiples. Cette lecture scientifique ou technologique ne m'intéresse pas. On aura peut-être un regard nostalgique sur l'objet, mais je crois que l'élément dominant est l'aspect élémentaire et brutal de ces réseaux extensibles dans différentes échelles ou formats, de la feuille au territoire.
Q : Est-ce l'utilisation de ces objets élémentaires et bruts qui impose un regard frontal ou à l'inverse le regard qui appelle les objets?
R : La nécessité d'une vision frontale des objets est liée dans un premier temps au parti pris de décrire simplement les objets. C'est une vision élémentaire de description qui n'en demande pas moins beaucoup d'attention, de précision et de réglage. L'image n'est pas brouillée, l'objet est là simplement. La frontalité est aussi une résonance à la verticalité du corps en général, à la gravité.
L'image accrochée au mur s'adresse à un observateur autant physiquement que mentalement. Après avoir été un moyen descriptif, la frontalité évolue vers une notion
d'angle de vue, qui sera de plus en plus affinée. L'angle de vue n'est pas seulement une approche visuelle. On peut poser les questions ainsi:
Que l'angle de vue va-t-il induire au-delà de la représentation de l'espace ou de l'objet? Quel est mon point de vue mental et visuel sur une scène, un événement, un objet?Quelques propositions sur les différentes façons de voir un objet commencèrent à ce moment là : voir le dessus, voir le côté, voir la coupe, voir le dessous de diverses choses dont des gâteaux de pâtissier.
Q : La série des niveaux marque une différence sensible avec les objets précédents qui étaient assez reconnaissables. Le niveau à bulle quitte la sphère de l'objet. Il est difficilement identifiable si ce n'est par le titre. Le cadrage est effectué maintenant à l'intérieur de l'objet et non plus en dehors.
Comment définissez-vous ce travail?
R : Le travail des niveaux va laisser en attente ces notions d'angles de vue pour parler plus de la transformation et la mutation d'un objet par le cadrage. On pourrait décrire l'image composée d'une forme oblongue arrondie en verre avec de multiples reflets et dégradés sur un large fond uni jaune. Il s'agit de la bulle d'air du niveau, prisonnière de son liquide et calée dans les limites du cadrage. Cette forme dégage une certaine sérénité, un certain équilibre. Elle paraît suspendue et immobile. Ce qui m'intéressait dans cet objet c'est que l'évocation d'équilibre, d'horizontalité, d'immobilité qu'il transmet par sa simple reproduction détaillée, correspond assez précisément à sa frontalité. Un transfert et une mutation ont eu lieu. L'image photographique contenue dans un cadre assez profond devient un nouvel objet qui une fois placé au mur vérifie fictivement l'horizontalité et l'immobilité de l'espace. Les bulles sont choisies pour leurs variations de formes, de la plus étroite à la plus longue, cadrées au plus près entre les repères et dans l'épaisseur du cylindre liquide. C'est la forme de la bulle qui guidera le format.
Q : Le développement des séries est évolutif et récurrent. La nouvelle série contient souvent les éléments de la série précédente augmentée de nouvelles propositions. Je crois même que les relations sont plus étendues et peuvent retourner en arrière ou sauter des étapes en disparaissant et en réapparaissant régulièrement.
R : Ce que je faisais jusqu'aux Niveaux c'était de faire parler l'image par la présence des choses. Pour augmenter, compenser cette présence, j'essayais d'amplifier la perception physique et sensible de l'image. J'en ai souvent parlé précédemment. L'enjeu de la photographie et son intérêt se trouvent dans la distance entre le monde et sa représentation. Je prends la photographie autant comme un matériau que comme une approche mentale. Les questions revenant régulièrement étaient : remplir l'image, choisir des objets isolément, les faire parler par leur reproduction et leur description, rentrer dans les objets par le cadrage, puis maintenant isoler des objets faisant partie d'un ensemble pour mieux révéler cet isolement.
Q : Vous êtes en train de décrire le travail avec les ongles et probablement les suivants. L'image du corps apparaît et vous semblez prendre une orientation différente.
R : Je ne crois pas. Le corps apparaît pour deux raisons importantes. La première, le corps est un ensemble indissociable; isoler et photographier une partie d'un ensemble homogène révèle d'autant mieux cette coupe, cette ponction du réel. La deuxième raison c'est l'aspect évidemment physique du corps qui devient nécessaire pour augmenter la lecture physique et sensible que je souhaite constamment. L'image et le corps ont aussi en commun la notion d'apparition.
Le corps qui m'intéresse est un corps fragmenté pas un corps objet. L'idée de fragmentation était présente dans les niveaux et je ne pense pas prendre une direction différente mais plutôt progressive.
Q : La vue rapprochée d'un ongle rongé est une première fragmentation du corps.
R : L'ongle est une entité au bout du doigt. Par sa forme et sa matière, il se démarque de la peau et du reste du corps.
Ici ce sont des ongles rongés qui sont stoppés dans leur croissance. Ils sont contraints à ne jamais dépasser les extrémités des doigts de la main. Mon intérêt pour ces ongles rongés était dans leur qualité formelle: ils constituent une surface autonome, délimitée par un geste et une action. Il ne s'agissait pas du tout de questionner l'onychophagie, l'anxiété ni la psychologie des sujets. Par le cadrage photographique, je devais rentrer dans cette surface avec autant de précision que le rongement de l'ongle. Encore plus précisément que pour les travaux antérieurs, les formes aléatoires et variées des ongles déterminaient les formats des images. Pour mieux révéler cette autonomie de la forme ainsi que la qualité interne, elle est mise en confrontation avec une grande marge blanche qui isole l'image dans ses limites. Il y a l'intérieur et l'extérieur de l'image comme l'intérieur et l'extérieur du corps. De plus l'encadrement sans verre rend possible une plus grande proximité avec le tirage photographique. On peut potentiellement le toucher.
Q : Vous me disiez que les premières pièces des Vues, les gâteaux, étaient réalisées au même moment que les Ongles.
R : L'image des ongles ou l'image du corps en général attire autant qu'elle ne repousse. C'est une image d'intériorité, une surface de chair qui parle d'elle-même. Les gâteaux sont recouverts d'une peinture chromée pour occulter une matière trop visible et pour leur redonner un aspect d'objets. C'est une image d'apparence qui s'oppose à l'intérieur de l'objet. Les objets sont souvent des apparences, des habillages et des surfaces. Cet objet-là, le gâteau est assez sophistiqué. Il est attirant, consommable et pour ces raisons, il est fait comme un décor. Le recouvrir de peinture chromée, c'était augmenter son aspect décoratif. Je voulais vérifier par ce recouvrement que malgré cette
matière organique vivante interne, l'objet n'était qu'une apparence. Il ne parlait en rien de sa constitution ni de sa nature et il était radicalement changé. Plusieurs types de gâteaux étaient expérimentés : certains semblaient être transformés en objets d'orfèvrerie. Les millefeuilles révélant leurs empilements de couches, permettaient l'évocation d'une stratification, d'un horizon, d'un paysage. La dimension du tableau ainsi que la couleur bleue de l'image favorisaient cette lecture. La peinture chromée donnait l'impression d'une pétrification sans doute, ce que fait la photographie sur beaucoup de choses. La matière organique de l'objet d'origine était totalement oubliée.
La particularité de ce gâteau a probablement modifié mes premières intentions et je vais dans une deuxième série de vues interroger d'autres objets consommables dont l'identification sera plus sûre. L'utilisation de surfaces organiques remonte quelques années en arrière avec le travail sur les surfaces de nourritures. Le but était de suggérer la proximité et le réalisme des choses par la redondance de cette matière vivante. Son utilisation récente avec le corps ou des aliments conserve le même intérêt mais également prend valeur d'opposition au regard froid et inerte de la photographie.
Q : Quelques études intermédiaires montrent à nouveau des questionnements sur l'angle de vue notamment regarder vers le haut ou vers le bas et dans un autre registre sur le statut d'objet que peut prendre la nourriture. C'est dans cette deuxième direction que votre travail se précise.
R : Travailler avec la nourriture ou des aliments m'a permis de montrer que la photographie était vraiment un monde d'objets et que photographier était sans doute transformer le monde en objets. Je pensais que, pouvoir consommer le matériau que j'utilisais, s'opposait fortement à la notion d'objet qui, lui, ne se consomme pas. Je constatais que la reproduction photographique des aliments produisait tout de même des images d'objets. La raison était sans doute,due, au fait que la nourriture ne montre que son apparence et du coup garde une nature d'objet tout comme la photographie ne saisit que l'apparence des choses pour les transformer irrémédiablement en objets. La question était bien le rapport entre l'apparence et le contenu d'une chose . Je prenais alors une solution radicale et littérale par le broyage de ces choses. Il s'agissait de mastiquer divers éléments jusqu'à ce que leur identification soit incertaine. Je les transformais progressivement en une unité de mesure informe : la bouchée.
Manger est un geste ordinaire faisant partie de notre quotidien. Par ce biais anodin j'interrogeais une chose dans son apparence, son contenu, sa texture.
L'objet est là, mais il n'est pas reconnaissable. On peut deviner sa fabrication, mais sans certitude. Sa forme, son apparence et son contenu sont au même niveau tout est mixé. L'objet montre ce qu'il est et il est ce qu'il montre. Cette interrogation sur un objet que l'on appréhenderait totalement est une interrogation indirecte sur l'espace photographique dans la volonté de l’appréhender totalement jusqu'à le manger. La bouchée photographiée est à l'échelle de la bouche. J'en propose une lecture physique à un corps observateur. Il faut s'approcher pour la voir. Avaler cette bouchée reviendrait à avaler l'image.
Q : Je faisais allusion dans mes questions précédentes à vos recherches sur les notions de point de vue ou d'angle de vue qui apparaissaient épisodiquement dans le déroulement de votre travail sans avoir de suites. Là, avec les Têtes qui viennent juste après les Bouchées ou en même temps, il semble que vous répondiez précisément à ces questions.
R : Oui, je pense que la série des Têtes donne réponse à cette notion d'angle de vue tout comme la série des Sols, ultérieurement. Je propose de voir d'en haut ou de voir du dessous sans vouloir présenter un point de vue extraordinaire ou surprenant mais seulement suggérer les limites entre lesquelles l'individu se situe. Par ailleurs, comme pour l'ongle, la tête constitue une entité dans le corps et je peux ainsi augmenter cette idée de fragmentation et d'isolement des choses propres à la photographie. J'utilise
pour cela un artifice qui consiste à placer autour du cou du modèle un fond blanc en carton qui isole la tête du reste du corps. Une personne vue sous cet angle ne révèle pas son identité mais plutôt son individualité. Les cheveux deviennent des figures extrêmement riches, variées et complexes. Les modèles choisis sont des personnes proches de mon entourage et de ma génération, hommes, femmes ou enfants. Je vous précise ces détails pour bien situer mon propos. Je ne souhaitais ni entrer dans un processus de portrait de genre, de typologie, ni parler de mémoire, mais plutôt décrire la relative universalité de ces quelques personnes grâce à la richesse et la complexité de leur chevelure. Ces quelques figures particulières pouvaient décrire un propos général. Ces têtes révèlent la grande présence de ces individus dans leurs singularités, mais en même temps témoignent d'une grande absence par le mutisme de l'image. Elles n'ont ni corps, ni visages et semblent isolées du monde. Elles nous rappellent le regard distant de la photographie, l'intérêt de cet angle de vue particulier était donc de créer cette distance sur le sujet avec une logique de regard : le sommet d'une chose vue d'en haut.
Q : Pouvez-vous préciser cette notion de distance dont vous parler?
R : En fait je suis partagé entre la distance ou la contiguïté avec une chose, et ce travail des têtes montre bien ce doute. Je suis convaincu de leurs présences et je prends les moyens de les rendre plus présentes par le format, le détail des cheveux un à un mais en même temps l'impossibilité d'identifier ces personnes crée une distance et une absence dans l'image. Ces têtes seraient un prétexte à parler de ce rapport entre la présence et l'absence des choses dans une image photographique. Je pense avoir abordé souvent ce propos dans mon travail et je crois l'avoir révélé plus précisément dans cette série en raison de cette notion d'apparition du corps. J'accorde la même équivalence entre ces termes d'absence-présence et ceux de distance-contiguïté. Ces derniers se rapportent précisément au processus photographique.
Il s'agit d'une part, de la distance créée par l'outil photographique et sa représentation mécanique et d'autre part la contiguïté avec le réel. Le matériau de la photographie est exclusivement le réel. Ce rapport de distance et de contiguïté au réel m'apparaît à présent comme une composante essentielle du regard photographique. Je pense que la série suivante avec les côtelettes pose cette même question sous un angle différent.
Q : Les côtelettes qui s'intitulent Vues (IV, V, VI) constituent la suite des premières Vues (I, II, III) avec les millefeuilles. Vous laissiez entendre que les millefeuilles avaient modifié votre propos initial. Que signifie ce recouvrement de peinture chromée sur ces côtelettes?
R : Le choix des côtelettes s'est fait en référence au corps. Les quatre séries précédentes utilisaient le corps ou la nourriture. J'avais besoin d'une figure emblématique du corps avec sa masse, sa verticalité mais sans montrer de corps. C'était un choix dérisoire et ironique car cette côtelette m'intéressait pour d'autres raisons : elle est la tranche d'un volume que l'on a découpé et elle marque l'interruption d'une suite. On peut imaginer avant ou après cette tranche. Comme pour les millefeuilles, le recouvrement de peinture suggère la pétrification, l'apparat qui s'oppose à l'interne, mais il prend aussi la valeur d'un masque, d'un plan intermédiaire. Par contre l'objet est reconnu avec facilité, ce qui n'était pas le cas des millefeuilles et la peinture n'en supprime pas l'identification réelle. Elle empêche simplement de voir la réalité. Pour amplifier ce constat, le tirage photographique est agrandi dans des mesures qui rendent l'objet grotesque. Il est également saturé d'une dominante bleue qui complète l'artificiel de la scène.
Ce travail a donc la nécessité de s'intégrer à cet ensemble sur le corps mais également de questionner la rencontre du réel et de l'artificiel. Cette peinture masque une chose qui est là devant nous, que l'on reconnaît, qui transmet sa texture et son empreinte, mais que malgré tout, l'on ne voit pas.
Cette image-objet est un artifice qui tente de suggérer quelque chose derrière sa surface en opposition aux autres objets des séries précédentes dont les surfaces révélaient l'essentiel. Ce travail interroge la surface filtrée d'un objet comme la représentation photographique filtre le réel.
Q : L'analyse de votre travail série après série se conclut régulièrement par une interrogation du processus photographique. Il en était de même pour vos premiers travaux. Peut-on dire que vous interrogez plus la photographie elle-même que ce que vous nous montrez du réel?
R : Sûrement. Je crois que ce que je montre est au service d'une analyse autant intuitive que raisonnée qui consiste à essayer de comprendre la photographie. Je considère que la photographie va bien au-delà d’un simple procédé technique. Elle est absolument dépendante du réel et c'est ce qui en fait son intérêt et sa force. J'interroge surtout cette dépendance ou plutôt cet état de contiguïté.
Il faut comprendre que l'objet photographique est indissociable de son réfèrent et qu'il se crée une sorte de boucle ou de va et vient entre l'espace réel et l'espace photographique. Si ce propos peut être tenu pour d'autres disciplines artistiques, il se trouve que la photographie a un potentiel de représentation énorme: de la mise en perspective à la qualité de reproduction, de l'arrêt du temps à la notion d'échelle,...;
La photographie que j'ai devant moi ne vaut que parce qu'elle se réfère à une chose que je connais ou que je reconnais. Je suis nécessairement engagé en tant qu'observateur dans un processus de transfert vers le réel. En retour photographier c'est transférer un espace réel vers un espace photographique. Et il doit y avoir réciprocité dans ce transfert. L'espace photographique est une nouvelle forme qui doit résonner avec le réel. Cette forme photographique est appréhender sur un mode sensible ce qui reste la lecture la plus objective.
Q : La série des pieds s'intitule " Sols". Les photographies sont posées à même le sol et sont regardées comme faisant partie du sol. Tant au niveau de l'image que son appréhension dans l'espace, vous en proposez à nouveau une lecture physique par le corps. Quelles sont les raisons de ce déplacement du mur au sol?
R : Pour confirmer l'importance que j'accorde à l'appréhension de l'oeuvre dans l'espace par un corps observateur, j'avais besoin d'expérimenter un espace différent. Le corps vertical observe frontalement une image verticale sur un mur. En proposant une image horizontale représentant comme un miroir ce pied en contact au sol, je souhaitais provoquer le regard et la stabilité de l'observateur. Par ailleurs les pieds vus exactement par le dessous s'inscrivaient dans les questions précédentes sur l'angle de vue et répondaient précisément aux têtes vues exactement par le dessus. Nécessairement entre ces deux extrémités se trouvent un corps, une personne. La plante du pied, par sa frontalité et son flottement dans l'espace est juste à la surface de l'image qui elle-même est juste à la surface du sol de l'observateur. Je réduis ainsi à son minimum la distance entre l'image et l'observateur. Par la précision et l'échelle du pied, je suggère aussi l'expérience du contact. L'attention que j'ai eue dans de nombreuses séries pour la prise en compte d'un espace physique autour de l'image est concrétisée par ces pieds sur le sol. Cette attention pour l'espace physique de l'image sert sans doute à mieux
révéler l'espace mental de la photographie…
Patrick Tosani 1997