La photographie selon Patrick Tosani, 2021
Tout au long de son travail artistique, Patrick Tosani a fait de la photographie un objet réflexif.
Chacune de ses séries depuis 1975 s’est en effet construite en fonction d’un présupposé
théorique et la réalisation de ses images apparait comme la vérification d’une idée. En cela, il
peut être assimilé à l’héritage de ce que Jeff Wall a, pour un temps, nommé le
« photoconceptualisme » 1. S’il est incontestable que le travail gagne à être analysé par le prisme
de cette filiation, Tosani a aussi largement participé dans les années 1990 à l’éclosion de
nouvelles pratiques photographiques dans le champ de l’art contemporain. L’apparition dans
l’espace muséal de ses grands tirages, la rigueur de ses énoncés et la construction d’un discours
de l’artiste sur son travail ont marqué une période pendant laquelle on a vu se dessiner une
ligne de partage claire entre une photographie rattachée au champ de l'art contemporain et une
photographie dite professionnelle, celle du reportage en particulier.
Tosani est parti du principe que, malgré l’évidence de sa puissance de reproduction du réel et
de son exactitude qui lui donnent les moyens de « scruter la surface des choses », la
photographie mérite d’être appréhender selon une approche méthodique nourrie par « un
protocole d’expériences performatives ». Il va ainsi imaginer et mettre en place une série
d’expérimentations et d’actions qui sont autant de geste d’altérations : « remplir (avec de l’eau,
du lait), recouvrir (avec les vêtements, la peinture, la terre), imprégner (avec de l’huile, de la
colle), broyer (en mastiquant, en détruisant), envelopper (avec la lumière) ». Ces actions sont
réalisées pour la photographie et sont « étayées par le dispositif photographique dont les points
de vue très spécifiques singularisent et renforcent à chaque fois les partis pris »3. Il s’agit pour
lui de comprendre la nature du médium photographique en articulant « l’espace physique de
l’image » et « l’espace mental de la photographie » 4. Il met ainsi en place des dispositifs lui
1 J. Wall, « “Marks of Indifference”: Aspects of Photography in, or as, Conceptual Art », dans Ann Goldstein et Anne Rorimer (dir.), Reconsidering the Object of Art, 1965-1975, cat. exp., Los Angeles / Cambridge (Mass.) /Londres, The Museum of Contemporary Art / MIT Press, 1995, p. 247-267. Quinze années plus tard, Wall remet en question l’apport de la photographie dans l’art conceptuel. Voir J. Wall, « Conceptual, Postconceptual, Nonconceptual: Photography and the Depictive Arts », dans Margaret Iversen, Diarmuid Costello et Joel Snyder (dir.), « Agency and Automatism: Photography as Art Since the Sixties », no spécial Critical Inquiry, no 38, été 2012, p. 694. Voir aussi L. Dryansky et G. Le Gall (dir.), Photo / Objet / Concept. Pour une lecture élargie de la photographie dans l’art conceptuel, Berne, Peter Lang, 2020, p. 9-16.
2 pas de note n°2
3 Patrick Tosani dans G. Le Gall (éd), Patrick Tosani: Essais et entretiens, coll. Écrits d'artistes, Paris, Beaux--arts de Paris éditions, 2019, p. 163.
4 Ibid., p. 56.
permettant de révéler le point de contact entre « entre [la] nature extrêmement mentale,
conceptuelle et [la] nature reproductive et mécaniste » de la photographie. Mais, tel un
avertissement, Tosani ajoute que « toute image est à inventer et à construire » 5, ce qui revient
à dire que tout l’enjeu du travail va consister à élaborer des énoncés et des dispositifs
spécifiques pour chaque projet. Par ailleurs, ces mêmes dispositifs ont pour finalité de donner
à voir le processus de formation des images. C’est ce postulat émis par l’artiste qui a guidé
notre analyse des images et de l’œuvre. Nous avons ainsi choisi de nous conformer à la
chronologie des séries afin de saisir les permanences et les mouvements des enjeux théoriques
et pratiques qui s’y trouvent convoqués. Les subtils passages qu’opère Tosani d’une série à
l’autre montrent que l’œuvre présente une très grande cohérence construite autour d’une
réflexion sur le médium. Sur le développement des séries et sur leur enchaînement, il précise
que leur développement « est évolutif et récurrent » et qu’une « nouvelle série contient souvent
les éléments de la série précédente augmentée de nouvelles propositions » 6.
Avec ses premiers travaux réalisés entre 1975 et 1980, Tosani a cherché à analyser le processus
de transfert d’un espace tridimensionnel à l’espace bidimensionnel de l’image photographique.
Pour cela, il a d’emblée envisagé un dispositif qui devait permettre un « inventaire systématique
des possibilités de l’appareil photographique » 7 (mise au point, profondeur de champ,
mouvement de caméra, agrandissement). Un des principes consistait à substituer un
agrandissement photographique à l’endroit exact de l’espace photographié. Agrandie à
l’échelle de l’espace représenté, l’image offrait la possibilité d’une confrontation directe et
empirique entre le réel et sa représentation photographique. Cette mise en œuvre, comparable
à une installation, avait fait apparaître la dimension sculpturale que peut prendre la
photographie. Disposées dans l’espace, les images s’apparentaient à des objets
photographiques dont la matérialité allait constituer une des préoccupations de l’artiste dans
ses séries ultérieures. La dimension sculpturale de l’installation, le rapport de l’œuvre au site,
ainsi que la valeur objectale de l’image rappellent en outre les expériences conceptualistes
menées par Victor Burgin à travers son œuvre Photopath réalisée pour la version londonienne
de When Attitudes Become Form: Live in Your Head à l’Institute of Contemporary Art en 1969.
Alors que l’installation chez Tosani avait souligné une certaine « pauvreté de la représentation
5 Ibid., P. 10.
6 Ibid., p. 48.
7 Ibid., p. 21.
photographique » 8, elle fut aussi un formidable laboratoire qui allait déterminer une grande
partie de ses préoccupations plastiques et photographiques futures. Elle fut ainsi le point de
départ d’une réflexion sur la nature à la fois mentale et mécanique de la photographie. L’enjeu
fut alors pour Tosani de complexifier son approche théorique en élaborant des dispositifs qui
allaient produire un espace photographique spécifique tout en prolongeant ses réflexions sur
les principes constitutifs du médium.
Tosani initie cette réflexion en mettant en place des mises en scène de petites figurines prises
dans des glaçons qui leur offrent un espace d’évolution propre. Ces figurines, qui sont des
effigies de sportifs – patineurs, skieurs, équilibristes, plongeurs, danseurs, etc. –, figées par le
processus du gel, « semblent acquérir une énergie égale à l’énergie de la glace » 9. Par cette
mise en scène, Tosani élabore une image métaphorique qui redouble l’instantanéité pour mieux
la saisir : « l’instant de cette égalité des forces, c’est l’instant de la photographie » 10. En
observant ce qu’il avait lui-même produit, l’artiste réalise que la chaîne du dispositif
photographique mise en place contient les éléments de sa propre disparition : la chaleur de la
lumière issue des projecteurs fait fondre la glace et induit une tout autre temporalité. À travers
le principe de l’association d’idées dont il use dans de nombreuses séries, Tosani décide alors
de mettre en scène le temps long, celui des monuments en particulier, en découpant les
silhouettes de diverses architectures dans de fragiles feuilles de papier journal avant de les
emprisonner et les confondre avec la glace dont la fonte et la disparition seront stoppées par
l’enregistrement photographique qui gardera en mémoire une forme définitive. La possibilité
de conservation de la forme par l’image photographique donne lieu à un jeu de langage qui
ouvre sur la série des Surfaces de nourriture et sur le passage d’un matériau instable – la glace
– à un matériau périssable – la nourriture. Tosani remplace l’incrustation des figurines dans la
glace par la projection de l’image d’une architecture d’une nef projetée sur une surface de
nourriture. Comme il le précisera dans une Note, « les photons remplacent les molécules » 11.
Par-delà le langage, l’usage de la projection d’une image dans l’espace et sa captation
photographique constituent deux éléments d’un dispositif que l’artiste va renouveler dans sa
réflexion sur « les conditions d’apparition et de formation de l’image » 12. La projection
constitue en outre un procédé dont une des fonctions consiste à littéralement « remplir
8 Ibid., p. 21.
9 Ibid., P. 35.
10 Ibid., P. 35.
11 Ibid., p. 37.
12 Ibid., p. 192.
l’image ». La photographie est en effet appréhendée comme un dispositif, mais aussi comme
un espace dont la qualité de construction dépend du choix spécifique d’éléments – objets ou
images projetées – et dont l’efficience permet de vérifier au plus près l’idée qui préside à la
réalisation de l’image.
Cherchant à appréhender et à isoler les principes constitutifs du médium, Tosani va établir
l’énoncé d’une possible « fusion » entre le réel et l’image qu’un dispositif devra révéler. La
série des Pluies inaugure ce programme. L’idée constituant le point de départ est formulée en
convoquant le langage. Pour la série des Pluies, l’artiste établit une analogie entre la projection
de l’eau de la pluie sur le sol et la projection de la lumière sur la surface sensibilisée de la
plaque photographique. Il va ainsi produire un petit théâtre de pluie dans l’atelier et construire
une image. La pluie constitue ici un écran d’eau (qui remplit l’image) dont la photographie va
arrêter le mouvement et donner une forme 13. Afin de donner davantage de lisibilité à cette
image, Tosani va placer des signes de ponctuation en plexiglas sur lesquels les gouttes de pluie
seront projetées et donner ainsi une forme dicible à l’eau. À titre d’exemple, deux plexiglas en
forme de parenthèses donnent à la pluie une nouvelle apparence et, nous dit Tosani, « l’image
devient exactement la pluie entre parenthèses et rien d’autre, du moins dans la description » 14.
Il y a chez lui une volonté – un phantasme ? – de réduire au maximum l’écart entre le réel et ce
que montre l’image photographique de ce réel (ce qu’il nomme la fusion entre le réel et l’image)
car « un espace réel devient un espace photographique s’il y a cette interdépendance de
l’expérience du réel et d’une forme visuelle signifiante » 15. Cette volonté se traduit dans les
séries suivantes par le choix d’objets simples qui vont servir à élaborer une pensée sur les
spécificités de l’image photographique et la possibilité de mettre en œuvre ce que Tosani
nomme le « radicalisme descriptif » : talons, cuillères, tambours, circuits électroniques,
niveaux à bulle.
La série des Talons ne représentent rien d’autre que des objets manufacturés dépourvus de
l’accessoire qui les surmonte, la chaussure. Le résultat offre une succession de formes dont la
taille de chacune dépend du nombre de strates visibles et constituant la hauteur du talon. L’objet
a une fonction bien précise dans le programme que s’est fixé Tosani. Il est d’abord le résultat
d’un travail de sélection, une sorte de pré-cadrage. Le processus photographique extrait l’objet
13 Il revient à Jeff Wall, dans son texte " Photographie et intelligence liquide" d'avoir pensé la relation de la technique photographique avec l'eau, en remarquant que l'élément aqueux, dans le processus de formation de l'image, renvoyait bien à un archaïsme du dispositif. Son propos part du postulat que la photographie est l'outil le mieux adapté à la représentation de la " forme naturelle, avec ses contours incertains (qui) est l'expression de métamorphoses qualitatives infinitésimales.
14 Patrick Tosani, op. cit., p. 42.
15 Ibid., p. 116.
du réel selon une « élaboration conceptuelle qui rend tout à coup la chose visible » 16 et dont le
but consiste à proposer une perception des choses la plus distincte possible. Pour autant,
contrairement à ce qu’il pourrait paraître, il ne faut pas y voir ici la résurgence de la Nouvelle
objectivité historique, tant le talon est ici l’« objet d’une pensée » 17 (que l’on qualifiera de
photographique) et non un hymne à la chose elle-même ou une entreprise de célébration de la
beauté du monde telle qu’on la retrouve chez Albert Renger-Patzsch dans son ouvrage Die Welt
Ist Schön (1928). Cette « pensée » se concrétise à travers le principe de l’amplification qui est
propre au médium. Pour la mettre en œuvre, il faut une « fusion de l’image avec l’objet »18 qui
établit une équivalence entre l’extension ou le développement de l’objet (le talon) et
l’agrandissement de l’image (le tirage). Tosani retrouve ici une contiguïté entre l’espace réel et
l’espace représenté qu’il poursuit tout au long de son travail et qui produit « la cohérence d’une
image »19. Si le talon peut être « l’objet d’une pensée », il n’en reste pas moins que la prise de
vue exige une grande précision qui assure à l’ensemble de la série une logique interne :
« Lorsque le talon est bas, vous en voyez le dessus, vous êtes plus grand que
l’objet. Lorsque le talon grandit, le dessus vous échappe et l’objet vous
domine progressivement. Cette fusion de l’image avec l'objet est révélée par
la constance de prise de vue et par ce principe de croissance. La particularité
du talon est de grandir et celle de la photographie est de s’accroitre à partir
de la matrice contenue dans l’appareil photographique. » 19
Comme le remarque Tosani, l’amplification de l’image est une des caractéristiques essentielles
de la photographie qui renvoie à ses origines, quand le principe du négatif a remplacé la
technique du daguerréotype (qui est un positif direct sans possibilité d’agrandissement).
Poursuivant ses investigations autour du médium, chez lui, la forme de l’objet provoque et
conditionne une échelle. À chaque image correspond une échelle spécifique. L’« objet
photographique » dicte le format de l’image. L’amplification de l’image par l’agrandissement
a un rôle bien précis : « il s’agit de compenser la perte du réel, l’appauvrissement des
sensations, les limites et les faiblesses de l’enregistrement photographique » 20. La taille de
l’image dans l’espace de l’exposition confère au tableau une physicalité qui va établir une
interaction et une interdépendance avec le corps du spectateur.
16 Ibid., p.11.
17 Ibid., p. 43.
18 Ibid., p. 44.
19 Ibid., p. 44.
20 Ibid., p. 45.
Des cuillères composent la seconde série des objets extraits du quotidien. L’objet n’a pas été
choisi pour son caractère anthropologique ou ses qualités de design, mais pour sa capacité à
entrer dans un processus réflexif sur les constituants de la photographie. Centrée sur la question
de la lumière, et plus particulièrement de « l’éclairement », la série des Cuillères offre une
variation sur les capacités de l’objet à recevoir et à restituer la lumière à partir de sa surface
réfléchissante. Mais c’est la forme et la fonction primaire de l’objet qui détermine plus
directement un principe de contiguïté physique et métaphorique :
« Visuellement la photographie redonne à l’objet sa fonction première de
récepteur et de transmetteur. Par le biais de la cuillère, la photographie reçoit
et transmet la lumière. C’est dans cette possibilité de coïncidence des rôles
de la photographie et de l’objet, non seulement par la métaphore mais par
une lecture physique et sensible de l’image, que l’on peut parler du transfert
d’un espace réel vers un espace photographique et de l’idée d’une continuité
de sens. L’objet parle déjà de ce que la photographie décrit et, inversement,
la photographie contient exactement ce que l’objet irradie. » 21
À l’intérieur des deux séries des Talons et des Cuillères, on observe une mutation d’un « objet
photographié » vers un « nouvel objet photographique », c’est-à-dire un objet dont la
représentation photographique permet d’isoler certains des éléments essentiels et constitutifs
du médium.
La série des circuits imprimés (Circuits) vient ajouter à cette liste programmatique et en cours
d’établissement la frontalité et la planéité. La vision frontale y est développée afin de décrire
le plus simplement ces surfaces qui sont aussi des cartes (des images) dont on peut suivre les
méandres et les connexions comme on suivrait des motifs à la surface d’un tableau. Pour
Tosani, la frontalité qui est convoquée renvoie aussi à la gravité, à la verticalité du corps et
donc à l’espace d’exposition de l’image : « c’est l’appréhension physique et l’expérience du
parcours qui m’intéressent ; c’est d’ailleurs l’image que je souhaite expérimenter, considérant
que l’observateur est un corps dans l’espace qui approche une image » 22, précise-t-il. Et c’est
avec la série Niveaux représentant des bulles d’air en suspension que l’articulation entre la
gravité et l’espace physique de l’exposition dans la recherche de l’artiste se révèle le mieux.
21 Ibid., p.45-46.
22 Ibid., p. 46.
Alors que dans les séries précédentes Tosani cherchait à restituer une certaine « présence des
choses » 23 par l’amplification, par l’éclairement et par une description objective d’objets
révélés par un cadrage frontal, les Niveaux ne sont pas réductibles à des objets. Concrètement,
le cadrage n’isole plus un objet – un instrument dans ce cas précis – mais seulement un équilibre
qui se manifeste à travers une bulle d’air flottant dans un liquide dont les limites du contenant
ne sont pas visibles. Le cadre photographique (celui de l’appareil puis celui du tableau) vient
se substituer à l’instrument (« le cadrage est effectué maintenant à l’intérieur de l’objet et non
plus en dehors » 24 précise Tosani). Dans l’exposition, l’image photographique produit un
repère visuel qui confère à l’espace une stabilité imaginaire. Pour l’artiste, « il s’agissait de
vérifier (fictivement) l’horizontalité et l’immobilité de l’espace » 25.
Si la question de l’espace de l’exposition et son corolaire, le corps du spectateur, était en germe
dès les premiers travaux, elle devient centrale à partir des Niveaux. Elle était présente, bien sûr,
avec la série des Cuillères dont l’échelle et la forme ovoïde renvoyaient au corps du spectateur
(Tosani note que « la dimension du tirage (1,82 m) a pour but de contenir exactement à
l’intérieur de la cuillère le reflet de l’observateur qui regarde l’image » 26), elle l’était aussi avec
les Circuits dont la frontalité renvoyait à la gravité.
Tosani n’est pas dans un rapport exclusivement visuel à l’objet. Il inclue le corps du spectateur
comme une « donnée physique de l’image, comme paramètre dans la construction de l’image ».
C’est par le biais de cette prise en compte de l’espace physique que le corps apparaît dans les
séries suivantes. Il n’est pourtant pas strictement question d’une simple représentation du corps
mais plutôt d’un énoncé conceptuel lui permettant d’explorer, comme pour les objets, les
différentes possibilités de la photographie. Le corps est aussi un moyen pour lui de définir la
photographie avant tout « comme une expérience physique » 27. Appréhendées ensemble, les
séries qui mettent en jeu des modèles laissent l’impression d’une vision englobant la totalité du
corps, vu par fragments, vu du dessus, vu du dessous, comme si la somme des mouvements de
la caméra permettait d’accéder à une image définie du corps par ses limites : « je propose, dit-
il, de voir d’en haut ou de voir du dessous sans vouloir présenter un point de vue extraordinaire
ou surprenant mais seulement suggérer les limites entre lesquelles l’individu se situe » 28.
23 Ibid., p. 50.
24 Ibid., p. 49.
25 Ibid., p. 50.
26 Ibid., p. 46.
27 Ibid., p. 115.
28 Ibid., p. 54.
Mais le corps dans le travail révèle aussi la capacité de la photographie à couper, morceler ou isoler le réel. Pour Tosani, le corps, une fois photographié, forcément fragmenté, révèle son caractère résolument « indissociable » et « homogène ». Sa présence correspond aussi à une nécessité chez lui d’« augmenter la lecture haptique et sensible » 29 de l’image.
L’analyse du corps se construit selon une approche graduelle et est initiée par l’une de ses
extrémités, les ongles. Tosani choisit des ongles rongés, non pas pour explorer une dimension
psychologique du sujet, encore moins par intérêt pour l’onychophagie, mais pour interroger les
limites physiques du corps en fonction du cadre photographique. Les ongles ont la particularité
d’être un prolongement de l’intérieur vers l’extérieur de l’enveloppe corporelle. L’acte de
l’onychophagie a pour effet de leur imposer une limite, comme le cadre photographique : « par
le cadrage photographique, je devais rentrer dans cette surface avec autant de précision que
l’acte du rongement de l’ongle, précise-t-il » 30. La limite qui détermine l’opposition entre
intériorité et extériorité se retrouve et se prolonge dans la série des Vues. Des côtelettes – mais
aussi des pâtisseries mille feuilles – ont été recouvertes d’une peinture chromée afin de les faire
objet. Par ailleurs, la peinture leur donne une enveloppe qui renvoie à celle du corps – animal
ou humain. L’éclat de la surface chromée souligne une « apparence » tout en produisant un
effet de « pétrification » de la matière. L’artifice imaginé pour la prise de vue est mis ici en
concurrence avec le processus photographique qui arrête le cours des choses.
L’exploration des limites spatiales du corps s’étend aux extrémités hautes et basses – la tête et
les pieds. Dans les séries Têtes et Sols, elle se développe à travers des points de vue radicaux –
stricte plongée ou stricte contre-plongée – sans pour autant convoquer le vocabulaire visuel de
la Nouvelle vision qui, dans les années 20, avait fait des multiples décentrements un principe
de vision spectaculaire : « je propose de voir d’en haut ou de voir du dessous sans vouloir
présenter un point de vue extraordinaire ou surprenant, précise-t-il » 31. Les Têtes offrent
néanmoins des représentations inattendues, du moins originales, en montrant pour seul trait
d’identité des individus le sommet de crânes avec leurs dessins à chaque fois singuliers. Par un
artifice de la prise de vue, l’absence des corps ou des visages génèrent l’idée d’un point de vue
qui engloberait la totalité du corps. Autrement dit, Tosani pose le postulat que seul ce point de
vue (avec son pendant la contre-plongée) permet d’appréhender le corps dans son ensemble.
Les Têtes et les Sols se font échos. En contrepoint des têtes, Tosani choisit un renversement du
29 Ibid., p. 51.
30 Idem.
31 Ibid., p.54.
point de vue et présente la plante du pied qui se trouve « juste à la surface de l’image, qui elle-
même est juste à la surface du sol de l’observateur ». En posant ces tirages à même le sol, et
non verticalement comme n’importe quelle autre photographie accrochée à un mur, Tosani a
pu approfondir son questionnement autour du corps : « en proposant une image horizontale
représentant comme un miroir ce pied en contact avec le sol, je souhaitais provoquer le regard
et la stabilité de l’observateur, précise-t-il ». Rapprocher les deux séries Têtes et Sols, comme
l’espace d’exposition le permet, amène le spectateur à remplir ces deux extrémités d’un corps
abstrait appréhendé par la pensée.
La série Les corps du dessous vient compléter une réflexion menée sur le corps révélé par le
point de vue tout en inaugurant des questions relatives au volume, à la sculpture, à l’espace
architectural et au recouvrement pictural et lumineux. Alors que pour les Têtes et les Sols
Tosani usait d’un artifice qui isolait des fragments, cette dernière série montre un corps vu par
le dessous dans son intégralité. Le principe consiste à faire poser des modèles sur une plaque
de plexiglas en prenant une pose ramassée et à produire une prise de vue à l’aplomb, strictement
en contre-plongée. Le cadre « se resserre sur la morphologie du corps laissant peu de place au
mouvement », ce qui a pour effet que « le corps devient une forme abstraite dense et lourde » 32.
Cette masse corporelle souligne d’autant les vêtements, « véritables enveloppes recouvrant et
contenant le corps » 33. À partir de là, Tosani désigne le vêtement comme nouvel objet
d’investigation photographique en lien avec ses préoccupations précédentes. Avec sa série
Corps et vêtements il procède à des installations faites d’empilements qu’il envisage comme
des recouvrements. Si le vêtement suggère ici un corps absent, la réalisation de ces installations
produit une image qui renvoie tout autant au recouvrement pictural qu’à un espace habitable
que, comme le suggère l’artiste lui-même, la monumentalité de l’image dans l’exposition tire
du côté de l’architecture archaïque de l’abri, de la grotte ou de l’igloo. Procédant toujours par
associations et déductions, Tosani déplace la question du recouvrement vers celle de
l’enveloppe. Concrètement, un encollage donne au vêtement – en l’occurrence un pantalon –
une forme rigide qu’un choix précis du point de vue photographique transforme en une figure.
Intitulées Masques, ces photographies appartiennent aussi au corpus des images doubles en
produisant cet écart minime entre l’objet et sa représentation. Pour Tosani, « la force de la
photographie est de pouvoir provoquer naturellement cet infime décalage puisque sa matière
32 Tosani, p. 93.
33 Tosani, p. 94.
originelle, puisée dans le réel, est transfigurée » 34. Le vêtement est devenu chez Tosani un
matériau permettant d’élaborer de nombreuses formes d’expérimentation conçues comme des
réflexions sur la photographie, ses constituants, ses possibilités. Cela lui permet en outre à
travers chaque série de poser une nouvelle hypothèse autour du corps (« corps-traces, corps
absent ») comme révélateur des potentialités du médium.
Le vêtement a permis à Tosani d’explorer l’espace archaïque et primitif de l’habitation par
l’enveloppe qu’il propose au corps et qu’il suggère sur l’image. Il semblait assez logique que
l’artiste allait convoquer l’architecture pour prolonger cette réflexion. Mais, dans la série
Architecture et corps, l’échelle et les rapports sont modifiés puisque ce sont les corps qui
portent l’architecture sous forme de maquettes. L’architecture n’est plus ici pour le corps une
enveloppe mais un attribut. La série suivante, Architecture et photographie, conserve la
maquette comme objet réflexif en la métamorphosant en surfaces et écrans de projection. La
maquette reçoit sur ses différents plans la projection lumineuse d’une image. La projection a
par ailleurs une double fonction. Elle constitue une source d’éclairage pour l’espace et les objets
tout en faisant apparaître une image dans l’espace. Les volumes simples et basiques des
maquettes sont modifiés par l’image qu’ils révèlent. En retour, ce sont ces mêmes volumes qui
transforment l’image par ses contours. Pour l’artiste, cela permet « de questionner fictivement
la matérialité de l’image, sa surface, son épaisseur, sa densité ». L’image projetée se déploie en
effet dans l’espace de telle manière qu’il est possible de constater la transformation d’une même
image, prenant des formes différentes ou révélant différentes propriétés, d’observer « ce
passage où l’image prend corps sur l’objet ». S’il s’agit d’une « fiction » photographique, le
dispositif mis en place n’en demeure pas moins un espace où la lumière acquière des propriétés
imageantes telles qu’elles ont pu se manifester dans les fantasmagories et les différents jeux
d’optiques du XIXe siècle. Dans certains cas, à travers ce dispositif qui rappelle les lanternes
magiques, Tosani cherche à « rejouer la construction de l’espace photographique comme une
métaphore de la boite optique en écho à l’histoire de la photographie et en résonance avec
l’espace réel ». Peut-être davantage que dans aucune autre série, les constructions ou
« reconstructions » dans l’atelier d’Architecture et photographie recouvrent un programme où
« l’image photographique devient le sujet principal ».
Habitué des détours et jeux sémantiques qui ouvrent sur de nouvelles pratiques dans l’atelier,
avec Architecture et peinture, Tosani remplace la photographie par la peinture. Les pigments
34 Tosani, p. 96.
viennent ainsi se substituer aux photons de lumière sur des maquettes encore plus simplifiées
que les précédentes. Concrètement, Tosani applique de la peinture sur des volumes simples et
laisse couler une peinture en mouvement. La finalité de ce geste n’est pas de produire un tableau
mais, encore une fois, d’observer ce que peut la photographie face au réel, son « matériau », et
voir comment peut se construire une image. Le dispostif imaginé par Tosani dans l’atelier
l’amène à considérer que « l’image est quasiment déjà faite ». Reste à transformer la scène en
image à travers le processus photographique. Dans cette dernière série, le transitoire est
« suspendu à l’instantané de la photographie ». Et Tosani de déclarer : « la peinture n’aura pas
l’opportunité de sécher ». Si la peinture n’a pas le temps de sécher c’est que la photographie
est plus rapide. L’enjeu chez Tosani est de transformer et fixer un état transitoire ou incertain.
À force d’examiner le processus photographique sous toutes les formes possibles et déclinables,
Tosani a réussi à faire de la photographie une image « saisissable et construite d’une pensée » 35.
L’analyse des séries et de leurs énoncés nous aura permis de montrer que la réflexion chez
Tosani est en acte, qu’une hypothèse est toujours posée avant d’en vérifier la validité par
l’établissement de dispositifs. À l’intérieur de ces dispositifs, il effectue des actions qu’il veut
en quelque sorte élémentaires. Mais aussi simples soient ces actions, elles prennent parfois des
formes qui se situent à la limite des possibilités du médium. À ce point limite, c’est le langage
qui doit prendre le relai. Avec la série des Bouchées, dans sa réflexion autour de la « lecture
physique des images » et du corps du spectateur, Tosani va se rapprocher au plus près de
l’image jusqu’à imaginer une iconophagie 36. Celle-ci sera métaphorique tout en étant élaborée
à travers une action réalisée pour la captation photographique. Pour cela, il décide d’ingurgiter
de la nourriture puis de la photographier afin de poser « une interrogation indirecte sur l’espace
photographique dans la volonté de l’appréhender totalement jusqu’à le manger » 37.
35 Ibid., 181.
36 voir à ce propos Jérémie Koering, Les Iconophages: Une histoire de l'ingestion des images, Arles, Actes Sud, 2021
37 Patrick Tosani, op.cit, p.54.
Guillaume Le Gall